Thierry Caens : Un grand cru de la trompette française

Enraciné dans sa Bourgogne natale, Thierry Caens mène de front quantités d'activités musicales, à cheval entre ses ambitions de trompettiste concertiste international et celles d'organisateur et d'animateur. Une longue et belle histoire dont les racines plongent dans la France profonde dont est issue la famille Caens...

La famille Caens et la musique

Les Caens sont d'origine normande avec un zeste de Vikings dans le sang précisent père et fils avec humour mais avec une brillance conquérante dans les yeux. Alphonse Caens, l'arrière grand-pére de Thierry jouait de la clarinette en amateur et passa tout naturellement le virus de la musique à son fils Maurice (violoniste) qui le transmit ensuite à ses quatre fils (Maurice, clarinettiste, Paul, flûtiste, Serge, contrebassiste et Marcel, trompettiste) tous devenus musiciens. Marcel, le père de Thierry est né en 1919 à Honfleur, dans cedépartement de Basse-Normandie qui porte le nom enivrant de Calvados et dont le chef-lieuest la ville de Caen (sans s à la fin!), située à 223 km à l'ouest de Paris. Il ira étudier le cornet-à-pistons à Villedieu-les-Poules, capitale du cuivre et de fonderies de cloches (et dont les habitants avaient reçus le nom de "sourdins" parce qu'ils devenaient sourds à force de marteler le métal). Son premier professeur s'appelait Michel Havard, un modeste petit maître de musique largement sexagénaire qui saura pourtant lui transmettre d'excellentes bases techniques et musicales.

En 1937, Marcel Caens part à l'armée avec ses 3 autres frères. C'est à cette époque qu'il rencontra le grand comique et acteur français Bourvil avec lequel il entretiendra une longue amitié. Il fait également la connaissance de Louiguy, l'auteur de la célèbre chanson "La Vie en Rose". En automne de cette année, il est reçu dans la classe d'Eugène Foveau (1886-1957) au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Paris. En 1939, il obtient un 2e Prix de cornet. Les années 1940 à 1943, Marcel les passe en captivité en Allemagne. A son retour à Paris, la classe de cornet avait été supprimée et tou ses instruments avaient disparu. André Raimbourg (le vrai nom de Bourvil) lui prêta sa trompette Couesnon en Do jusqu'à ce que la Maison Couesnon lui en donne une en échange de métal (cuivre). Marcel réapprend à jouer et réintègre le CNSM avec comme camarades de classe les Pierre Pollin, Roger Delmotte, Gilbert Desprez, Fernand Vasseur, Georges Jouvin et autres trompettistes dont on connaît les belles carrières.

En 1944, surmontant le déficit qu'avaient laissé trois années sans instrument, il obtint un 2e Prix de trompette (en même temps que Georges Prêtre, devenu par la suite chef d'orchestre).

En 1945, Marcel Caens termine ses études avec un Premier Prix et entre résolument dans le métier, jouant dans tous les théâtres, music hall et orchestres parisiens, tous genres confondus. Par la suite 6 autres Caens obtiendrons un 1er Prix au CNSM de Paris.

En 1946, il est engagé à l'Orchestre de RadioMaroc (dir. André Girard) à Rabat et au Théâtre de Casablanca où il enseigne également au Conservatoire. En 1953, le compositeur André Ameller (1912-1990, dont on connaît les nombreuses oeuvres pour cuivres), alors directeur du Conservatoire de Dijon, l'avertit qu'une place de professeur est vacante dans la capitale bourguignonne.

En février 1954, il passe le concours et devient professeur au Conservatoire National de Région ainsi que trompette solo de l'Orchestre du Théâtre de Dijon (Ville natale d'Eugène Foveau). A la naissance de Thierry en 1958 la famille Caens achète l'ancien presbytère à Brochon, près de Gevrey-Chambertin, haut-lieu des grands crus de Bourgogne s'il en est! Le premier privilège de Thierry Caens fut d'arriver sur terre dans ce royaume de Dionysos et d'Euterpe...Du côté de la maman de Thierry, notons, outre un oncle clarinettiste et un autre chef de musique de la Garde Impériale à Hanoi en Indochine (Vietnam) de 1920 à 1935, une prédilection pour les délices de la table qui a profondément marqué la vie de notre jeune héros qui, s'il n'était devenu le virtuose de la trompette que l'on connaît, serait sans doute derrière les fourneaux d'un relais gastronomique célèbre...

Thierry sur les traces de Marcel...

"Je ne me souviens pas exactement à quel âge j'ai vraiment commencé à jouer de la trompette, mais je sais que c'était avec la trompette Couesnon paternelle. Au début mon père me jouait de petits airs que je cherchais à imiter, puis nous jouions de petits duos, le tout entrecoupé de brefs conseils. Plus les choses se précisaient, plus il était attentif à ce qu'il me disait."

En 1968, les récitals "trompette et orgue" se multipliaient à Dijon comme dans le reste de l'Europe et Thierry put ainsi entendre Roger Delmotte, Francis Hardy et André Bernard en concert. Deux ans plus tard il s'inscrivit au Conservatoire de Dijon dans la classe de son père. A Brochon, l'institutrice du village n'est autre que sa mère... Le moins que l'on puisse dire c'est que l'encadrement familial est solide! C'est à cette époque aussi qu'il découvre Maurice André et se met à écouter tous ses disques avec passion. La trompette se profile toujours plus intensément dans ses rêveries d'adolescent... Jouer un jour "comme ça"... Ses parents lui achètent une trompette Selmer modèle "Maurice André" avec pistons en V. Crise d'identification ? Et puis, les choses se gâtent. Lorsqu'il empoigne sa belle trompette, la respiration de Thierry se coince sous le regard incrédule de son père. A l'époque c'était un sujet encore mal maîtrisé et Marcel Caens ne savait trop à quel saint se vouer. Finalement il recommanda Thierry aux bons soins de son ami Robert Pichaureau, un des rares connaisseurs en la matière que d'innombrables souffleurs - parfois chevronnés - allaient consulter. "Monsieur Pichaureau a commencé à me faire mieux connaître mon corps et la synchronisation des mouvements respiratoires. C'est chez lui que j'ai rencontré des gens comme André Bernard ou Antoine Curé. Quel travail jusqu'à ce que je comprenne que la trompette, avant que ne puisse surgir la musique, exige une approche et un contrôle physique corrects susceptibles d'être développés." Durant toute cette période de reconversion qui dura bien un an, Thierry avait beaucoup de mal à jouer. "Mon père était désorienté et comprenait mal ce qui m'arrivait, mais il compensait mon manque de confiance par la sienne, inébranlable. Je lui dois beaucoup d'être resté patient et serein. A quinze ans j'étais à nouveau en place et en condition et j'ai commencé à aller travailler la technique de base et les oeuvres du répertoire avec Pierre Pollin à Paris (il était alors soliste de l'Orchestre National de France). Son approche était différente mais complétait celle de Pichaureau. Pierre Pollin défendait les valeurs typiques de Foveau: inflexible dans les exigences il faisait intensivement travailler le détail, la propreté et la pureté d'émission et revenait constamment sur le sens de la beauté du son." C'est durant ces mêmes années 1972-73 que Thierry achète, un peu par hasard, un disque du grand virtuose russe Timofey Dokschidzer et découvre ainsi l'existence d'autres écoles de trompette que la française.

Sur les traces de Maurice André...

Un jour, en 1973, Marcel Caens emmène Thierry à Besançon écouter Maurice André en concert. Pour Thierry, qui, jusque là ne l'avait entendu que sur disque, ce fut un évènement inoubliable. "Après le concert, mon père me présenta à Maurice André en lui disant que Pierre Pollin me préparait à l'examen d'entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de 1974. A cette époque Maurice André y avait une classe formidable et Pierre Thibaud venait d'être nommé à son tour au CNSM." Il courrait une rumeur qui disait qu'en raison de ses innombrables tournées Maurice André n'était que rarement présent dans sa classe. Je pensais donc plutôt opter pour celle de Pierre Thibaud dont le programme pédagogique se distinguait nettement de celui de Maurice André. Finalement Monsieur Pollin fit pencher la balance du côté de Maurice André qui, contrairement à la rumeur, était souvent présent et savait fort bien parler et stimuler ses élèves." Thierry Caens est reçu premier nommé sur une soixantaine de candidats dans la classe de Maurice André, limitée à 12 élèves. En 1977, il obtient un 1er Prix de trompette et en 1978 la même distinction au cornet. "Il régnait une très bonne ambiance dans la classe de Maurice André et nous étions en saine concurrence avec celle de Pierre Thibaud. Pour moi ce fut évidemment exaltant de pouvoir étudier avec le trompettiste que j'admirais le plus au monde!"

Lyon-Paris-Dijon

A 17 ans, Thierry est engagé comme trompette solo à l'Orchestre national de Lyon alors dirigé par Serge Baudo. Il noue des amitiés - en particulier avec Guy Touvron - et découvre... la gastronomie lyonnaise. En 1978 il participe au Concours international du Printemps de Prague. C'étaient encore les années noires du régime communiste et le concours sentait la magouille. Admis en finale, Thierry refuse de jouer... C'est à cette occasion qu'il rencontre Michel Becquet, début d'une profonde amitié et d'une longue collaboration musicale. Thierry est engagé en 1982 comme cornet solo à l'Opéra de Paris. "Je n'y suis resté que trois ans. L'ambiance dans le pupitre était désastreuse. Lorsque en 1985 mon père prit sa retraite au Conservatoire de Dijon et que je fus admis à lui succéder, je n'hésitai plus à quitter l'Opéra. J'avais l'idée de jouer plus en soliste et de me consacrer au "Quintette Arban", un ensemble de cuivres que j'avais fondé en 1976 et qui commençait à marcher très fort." Libre ? Cette liberté retrouvée n'aura pas que des effets bénéfiques. Thierry bouillonne d'idées, il est ambitieux et se lance dans d'innombrables initiatives malgré ses nombreux concerts: En 1982 il lance une académie internationale d'été "Les cuivres vont à Dijon" et y invite de prestigieux maîtres étrangers. Il se dépense et dépense sans compter... Après quelques éditions mémorables la belle aventure s'arrête, les caisses sont vides. Thierry n'en poursuit pas moins sa course effrénée.

En 1986, le Quintette Arban, après 10 ans d'une belle ascension dans la notoriété mondiale se saborde tristement. Thierry fonce de plus belle. Il crée le Festival Musical des Grands Crus de Bourgogne, et l'année suivante fonde et prend la direction artistique de la "Camerata de Bourgogne", un orchestre de chambre de 35 musiciens. Des initiatives généreuses qui lui grignoteront encore un peu plus de temps et d'énergie. Thierry continue à jouer et à enseigner intensivement, mais il reste trop peu de temps pour l'étude et la réflexion. Il enregistre des disques, parfois (trop) hâtivement. Il siège dans les jury de nombreuses institutions nationales et le ministère lui confie la coordination des stages de préparation aux diplômes d'enseignement de ses collègues... Il s'engage pour dégager l'école française de trompette des querelles de clocher et rendre les programmes d'enseignement plus cohérents. Il oublie qu'il devient ainsi juge et parti. Ces rôles lui vaudront quelques inimitiés dans son pays et il finira par renoncer.

En 1988 il devient directeur artistique du festival "Musique au Chambertin". Il lance une collection de disques de musique française (encore une formidable idée mais qui fera long feu) et comme si cela ne suffisait pas, il arrange de nombreuses oeuvres et se met à la composition.

En 1989 une nouvelle grande idée germe dans sa tête: il lance "Les Cuivres Français" une grande formation polyvalente qui réunit de nombreux cracks de la nouvelle génération. Pour eux, comme il l'avait fait pour le Quintette Arban, il commande de nombreuses oeuvres originales. Il est également fondateur de l'Association des cuivres français et de la Gazette des Cuivres. De là à lancer l'idée d'une édition française il n'y a qu'un pas que Thierry franchit allègrement. Encore un peu plus de soucis, encore un peu plus de problèmes à résoudre. Thierry est pris au piège de ses innombrables activités. Boulimique dans sa soif d'entreprendre, il se détend avec une passion boulimique pour les plaisirs de la table (ses rondeurs en témoignent éloquemment). Il flirte avec le monde du cinéma français et on le voit ou on l'entend dans différents films; c'est lui qui joue la partie de trompette solo dans le film "Cyrano de Bergerac" (Gérard Depardieu) dans une musique originale écrite par Jean- Claude Petit.

En 1993 il crée un grand spectacle historique "Le Pas de Marcenay"... "J'ai mis du temps à réaliser que je devenais un touche à tout au détriment de ma véritable vocation de musicien et d'organisateur. On peut penser que je cherche la notoriété par tous les moyens, mais ce n'est pas ça! J'aime tout simplement entreprendre. J'ai essayé de lancer de nombreuses idées qui me semblaient généreuses mais je n'ai récolté le plus souvent que déceptions et conflits. C'est chaque fois le même scénario, les gens réagissent mal ou mollement à mes enthousiasmes alors j'abandonne et cherche autre chose... la difficulté vient de ce que je me sens à l'étroit dans un seul genre et que mes ambitions se manifestent dans les domaines les plus divers. Mais j'ai fini par comprendre qu'à vouloir faire trop de choses - surtout pour les autres - j'en arrivais à m'oublier moi-même." Aujourd'hui Thierry Caens travaille à mieux équilibrer ses activités de concertiste, son amour du pays bourguignon (et les activités d'animateur culturel qu'il y exerce avec succès), son plaisir d'arranger et de composer avec sa vie de famille.

Un bilan très positif

Si tout n'a pas réussi et quelles que soient les critiques à son égard, il n'en reste pas moins que Thierry Caens est depuis bientôt deux décennies un catalyseur exceptionnel pour les cuivres de France et qu'il a réalisé des choses étonnantes. Il a osé entreprendre (un verbe que peu savent employer à la première personne) et celui qui ose s'expose... En osant, il a donné et pris des coups mais en même temps il a appris beaucoup de choses utiles, pris de la bouteille. En élaborant ses projets futurs dans la sérénité et la confiance, nul doute que Thierry Caens saura encore longtemps nous réjouir et nous surprendre avec sa belle trompette et ses grandes idées! Le monde des cuivres a besoin d'hommes comme Thierry Caens pour faire bouger les choses !

(© 1996, Jean-Pierre Mathez)

L'article suivant, a été écrit en français par Jean-Pierre Mathez (traduit en anglais par Jeffrey Agrell) pour le magazine international des cuivres BRASS BULLETIN No. 93 -I/1996, pages 68 à 78.

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